Venir dire son mot dans le monde

Entretien

Venir dire son mot dans le monde

Joël Pommerat autour de Marius

D’où est né votre désir de travailler en milieu carcéral ?

En 2014, je suis sollicité par le directeur de la Scène nationale de Cavaillon, Jean-Michel Gremillet, pour aller rencontrer Jean Ruimi, une personne incarcérée à la Maison Centrale d'Arles, qui veut monter une pièce qu'il a écrite et qui a exprimé le désir de la mettre en scène. Jean-Michel me précise le sujet de la pièce (des détenus qui mettent au point une machine à voyager dans le temps) et il insiste sur la détermination de Jean Ruimi. Je me décide alors à aller le rencontrer. Au bout de deux heures de conversation, j'étais tenté par une expérience théâtrale différente de ce que j'avais fait jusqu'alors, un désir très fort de théâtre, quelque chose de singulier. J’ai été frappé par l’intensité de cette envie de jeu, de fiction et d’invention. Le monde de la détention m'était inconnu, comme pour beaucoup de gens. Et ce n’est pas la prison qui m’a décidé à accepter ce projet, mais cette rencontre humaine et artistique. Bien sûr, cette rencontre n’est pas indépendante de l’enfermement. Cette intense volonté de faire du théâtre que j’ai perçue chez Jean contenait ce que le contexte de l’emprisonnement fait à l’humain, aux relations, à la nécessité d’un temps, d’un espace, d’une nouvelle scène. Au milieu de l'année 2015, j'étais censé créer Ça ira (1) Fin de Louis, mais j'ai réussi à préserver deux, trois jours par mois pour venir travailler avec ces personnes détenues qui constituaient un petit groupe accompagné par Jean. Peu à peu, nous avons construit un processus de recherche et de création, poursuivant le travail d’écriture et de plateau. Et après quelques mois, ça a donné Désordre d’un futur passé, co-mis en scène avec Jean Ruimi, avec toute l’équipe technique et administrative de ma compagnie, et avec la complicité de Caroline Guiela Nguyen à qui j’avais proposé de s’associer au projet.

« La spécificité de la prison ici, c’est la place que prend l’espace de jeu et d’imaginaire dans un contexte où tout le reste est réglé par les impératifs sécuritaires. »

Qu’est-ce qui est particulier dans le travail avec des comédiens débutants en détention ?

Au départ, la plupart des détenus d'Arles n'avaient aucune expérience du théâtre, ni comme acteurs ni comme spectateurs. C’était intéressant de travailler depuis cette absence de codes et de références propres au monde du théâtre. En comparaison avec des comédiens professionnels, le travail de recherche au plateau se fonde sur un rapport vraiment différent au fait d’être réellement et complètement au présent dans la fiction. La spécificité de la prison ici, c’est la place que prend l’espace de jeu et d’imaginaire dans un contexte où tout le reste est réglé par les impératifs sécuritaires. La prison est aussi vraiment un lieu où une sorte de dramaturgie organise de manière très serrée les relations, les positions, les regards à porter sur les différents individus. Elle établit des scissions, physiques et symboliques, entre les gens. Le théâtre trouble cette évidence de ce qui nous distingue les uns des autres, de ce qui nous définit. Le travail de création qu’on a essayé de faire vient bousculer les façons de percevoir cette réalité carcérale : la répartition des rôles et des identités.

Et puis, dehors, lorsqu’on mène un projet avec des comédiens débutants qui ne sont pas professionnels et n’ont pas fait d’école d’acteur, on peut compter sur tout un tas de ressources, des spectacles à aller voir, des temps de discussions autour des moments de travail. En prison, le temps est compté pour se réunir, se parler, se lier. Il fallait donc inventer des modalités de relation qui puissent tenir le coup et permettre dans la durée et l’exigence de créer ensemble ces spectacles.

Qu’est-ce que vous retenez d’important dans ce travail en prison ?

Bien sûr que la relation de travail est d’autant plus déséquilibrée que les situations de vie ; les différences de parcours de vie entre nous sont importantes. En prison, pour que notre histoire de théâtre dure et qu’on produise ces spectacles, il a fallu qu’on se donne beaucoup d’attention et de proximité : une très grande présence à l’autre. Et je crois que l’invention d’une présence à l’autre ne se limitait pas à l’espace scénique et aux moments de travail comme c’est le cas en situation dite professionnelle. Dans ce lieu et dans ces grands écarts de situations et de parcours entre nous, travailler la manière de se tenir près de l’autre déborde sur la relation d’ensemble, comme dans une absence de séparation nette entre la vie et la création.

Je devais m’interroger sur ce que je lançais avec eux pour creuser des questions humaines et sociales, dans l’endroit même où ces vies sont en partie à l’arrêt. J’étais témoin d’une intensité d’émotion que le jeu produisait et je voyais sous mes yeux une qualité du travail artistique qui pouvait éclore. Un rapport très concret à la fiction. En même temps, je ne pouvais pas faire comme si je n’étais pas conscient que c’est depuis l’aridité de la prison que le plateau prenait cette valeur pour ces comédiens. Et ça n’est pas sans poser de question. Des questions de pouvoir, des questions d’éthique comme on pourrait nommer ça. Encore plus qu’ailleurs j’ai dû m’interroger : qui je suis pour venir travailler là, avec ces personnes, qu’est-ce que j’incarne, qu’est-ce que je tracte, qu’est-ce que je prends de ce qu’ils me partagent. Ça m’a amené à me demander ce qui me plaisait dans ce travail particulier, coupé du monde extérieur, avec des gens qui ne connaissaient quasiment rien du théâtre et pour qui il devenait pourtant éminemment important. Je crois que je trouvais en eux un écho de ce que créer fait à ma vie et dans ma vie. J’ai une grande lucidité sur la limite du théâtre et je ne crois pas qu’il puisse changer le monde. Mais je l’ai choisi comme le seul espace où je me dérobe à ce qu’on présente comme la vérité ou l’évidence. La seule incursion véritable dans le réel est comment il se donne à voir et à comprendre. À éprouver aussi. Je crois que nous avions quelque chose de proche sur ce rapport-là, le théâtre comme seule option crédible pour venir dire son mot dans le monde.

Propos recueillis par Hugues Le Tanneur pour le Festival d’Automne 2024.